Homéostasie
Le chantier me happe.
Ses formes, ses aspérités,
sa vie tumultueuse.
Les lignes luisantes du béton armé Traversent le ciel hivernal. Chantier, grand corps traversé
Par de bruyants soubresauts Inflammation générale.
Quelle stratégie adopter ? Fuir, se battre, se résigner, résister, Se fondre ?
Les espaces se regardent,
se touchent, se toisent.
De l’autre côté
Le havre poussiéreux
Bruissant de cris d’oiseaux.
Tout semble barricadé derrière
les haies. Je me faufile dans le petit chemin du hameau fracturé
Je passe et repasse
Regarde les portes fermées.
Je ne frappe pas.
Nous sommes encore à bonne distance
du chantier
Les grues sont lointaines.
Ligne de front à l’horizon,
Comme un projet évanoui, diffus, lointain… Mais menaçant.
Équilibre n’est pas le mot qui m’est venu naturellement à l’esprit lorsque j’ai traversé le chantier ViaSilva. C’est celui qui pourtant m’a été donné pour reprendre la quatrième édition des rencontres photographiques ViaSilva.
Le territoire s’apparente plutôt à un grand corps tuméfié aux multiples cicatrices entre lesquelles subsistent des zones qui – d’apparence – résistent à l’inflammation générale.
Derrière les haies poussiéreuses, habitats et habitants historiques des lieux semblent retranchés. Fortins d’êtres humains et non-humains. Zones de contraste visuel et sonore. ZAD végétales et animales. Il s’en échappent des bruits naturels, chant d’oiseaux essentiellement, aboiements parfois, qui étonnement parviennent à couvrir de manière intermittente la rumeur mécanique et électrique du chantier.
L’idée de poser de manière régulière dans un endroit identique un appareil photo m’a traversé. Mais où le poser, à quoi se fier dans cet univers en pleine mutation ? Seuls les arbres semblent des repères fiables. La volonté de les préserver est évidente.
La nouvelle ÉcoCité semble encore lointaine. Le chantier lui se rapproche, menaçant à tous égards.
C’est dans cette lisière, entre chantier et habitats que je suis venu naturellement me poser en arrivant. Comme un besoin de prendre du recul. D’échapper à l’agression à laquelle mon corps aussi semble réagir. D’être entre les deux. D’envisager les représentations, celles de ceux qui construisent et celles des habitants, humains et non humains.
Ainsi se dégagent peu à peu les forces en présence. Et toutes semblent tendues vers ces questions : résister au chaos, s’échapper, embrasser le changement, le précipiter, se fondre.
Homéostasie. Le mot résonne en moi depuis que j’ai mis le pied sur le territoire. Comme une optique spécifique pour porter mon regard photographique sur le tumulte. Homéostasie. C’est la capacité d’un système à maintenir l’équilibre de son milieu intérieur quelques soient les contraintes extérieures. À l’échelle d’un organisme, d’un écosystème il s’agit de l’ensemble des paramètres devant rester constants ou s’adapter à des besoins spécifiques.
Voici comment je décrivais ce projet il y a quelques mois, avant que tout cela ne nous arrive… Il y avait dans ce mot comme une prophétie. La photographie m’est toujours apparue comme la projection sur la pellicule d’une image intérieure, profonde obsédante. Une image qui vient dire ce qu’il y a en nous-même. Une image qui préexiste à la prise et qui nous dit des choses que nous ne savons pas encore…
Il m’est devenu évident à travers ce projet que mes images sont une porte ouverte sur sur une réalité que je ne connais pas encore… une vision.
Ce travail a donné lieu au livre Se Fondre, publié en 2021 Editions de Juillet – Préface d’Alexis Fichet
Extrait : « Chantier, grand corps tuméfié aux multiples cicatrices . Une chair, comme la mienne… Ses mouvements me bouleversent, les rencontres me transforment… Avec le sténopé, je m’assois dans l’herbe, je prends le temps de placer le pied sur lequel je vais poser la boîte, de préparer la prise de vues .
J’éprouve cette joie profonde de l’enfance . Ce temps long, immobile, sans injonction… J’observe l’environnement immédiat, végétal et mécanique . J’écoute le vent frapper la boîte et imprimer l’image de ses vibrations . Elle semble capter autant le chaos extérieur que le tumulte intérieur… Écho photographique et protéiforme… »